Se
découvrir l’objet d’une autobiographie
C’est
à cinquante-six ans que j’ouvre enfin ce texte qui me nargue depuis presque
trente cinq ans. Christian Guillet a prétendu/déclaré « écrire sans
affabulation, à mesure qu’elle se déroule et sur plus de quarante années, les
annales de son existence individuelle ».
Pour
citer
Philippe Lejeune, « L'autobiographe, lui (au
contraire du romancier), vous promet que ce que qu'il va vous dire est vrai,
ou, du moins, est ce qu'il croit vrai. Il se comporte comme un historien ou un
journaliste, avec la différence que le sujet sur lequel il promet de donner une
information vraie, c'est lui-même. »
Et
voici que je me glisse entre ces pages, curieuse de la perception de mon être
par autrui. Si j’ai eu peine à y consentir, trente-cinq ans de recul ont enfin
libéré le désir de les découvrir.
Philippe
Lejeune met en garde l’autobiographe : « un texte autobiographique
peut être légitimement vérifié par une enquête (même si, dans la pratique,
c'est très difficile !). Un texte autobiographique engage la responsabilité
juridique de son auteur, qui peut être poursuivi par exemple pour diffamation,
ou pour atteinte à la vie privée d'autrui ».
Je
fais une recherche sur internet, un lien s’affiche, Au nom du père sur Amazon. J’y lis : « Le père du
narrateur est fasciné par son fils au point d'en venir à se prendre de passion
pour la femme de celui-ci. Entre cet homme de soixante-douze ans et cette femme
de trente-neuf, l'amour, bientôt réciproque, devient difficile à vivre. Passion
douloureuse pour ces amoureux hors série, mais aussi pour le fils, soudain
délaissé à l'âge de quarante-six ans. Dans sa solitude, il voit venir vers lui
une étudiante, Patricia, qui éveille en lui un amour si ardent qu'elle prend
peur. »
Ce n’est
donc pas moi. Il est vrai que notre relation a été de courte durée.
Une pointe
de déception me taquine et au même instant je ressens un soulagement… Je l’avais
quitté, il s’en était bien vite remis, tout était pour le mieux.
Mais
me revient alors la menace répétée qui avait émaillé notre relation : « Vous
serez dans mon livre ! » me disait-il, quand ce n’était pas « Ah,
ça ce sera dans mon livre ». Cette remarque qui m’avait alors glacée et
littéralement figée, me retient encore un peu… "Je" dois être quelque part.
Je
pianote à hue et à dia sur internet puis sur Google books. Je trouve d’abord un
descriptif assez proche du précédent, avec pour précision : « Ni
mémoires ni journal intime, son autobiographie, en neuf récits, constitue
une entreprise unique et folle : écrire sans affabulation, à mesure qu'elle se
déroule et sur plus de quarante années, les annales de son existence
individuelle, pour y reconnaître tous les thèmes de la destinée universelle ».
Je remarque au passage que son œuvre a été saluée par de grands écrivains, ce
que je savais déjà puisqu’il était passé chez Jacques Chancel et chez Bernard Pivot.
En effet, de loin en loin, j’avais tenté de le rechercher dans les interviews
en ligne et même acquis un de ses livres, sans, fait étrange, avoir acheté celui
qui aurait pu me concerner – ce qui eût été facile dans la mesure où son œuvre était
chronologique. Etait-ce la trace mnésique du désagrément profond face à sa
volonté d’épingler ma personne sur le papier, qui m’avait fait occulter
momentanément (oui 35 ans peuvent être désignés par un « moment »)
cette piste de lecture ? C’est d’ailleurs sur l’insistance d’une de mes
collègues de Lettres, et amie, alors que je venais de mentionner la « petite
histoire » (donc pas oubliée du tout) que me voici ce soir-là, il y a tout
juste quelques jours, en train de googler.
Elle n’aurait pas pu se retenir de regarder, m’avait-elle affirmé, alors que j’affichais
une moue dubitative quand elle m’empressait de le faire…
Je
trouve enfin l’ouvrage qui correspond aux années de notre rencontre. Je tape
mon prénom dans la petite case de recherche (non, il n’aurait pas osé écrire mon patronyme !), rien ne
ressort. Je parcours l’ouvrage de loin en loin et sa passion annoncée, c’est
bien "Patricia".
J’inscris
alors « élève » car son élève j’ai été. Et voici que ce mot est le
sésame qui déverrouille mon passé.
Les
premières lignes me font éclater de rire. Je textote aussitôt mon amie : « J’ai
trouvé le passage où Guillet parle de moi ! Je suis morte de rire ! »
(Eh oui, mis à part Guillet, les écrivains s’expriment comme tout le monde
lorsqu’ils ne sont pas inspirés, en tout cas moi c’est clair.)
Je
ne me souviens pas que sa femme s’appelait Simonne. Je savais qu’elle était
prof d’allemand, qu’ils avaient deux fils, et j’avais gardé de leur appartement
(dans lequel il m’avait conviée même s’il
ne l’écrira pas) l’impression d’un endroit classique et stylé qui m’était
apparu à l’époque extrêmement vieillot. Une chose m’avait marquée plus que
tout, c’était le portrait des deux parents accroché au-dessus de la porte de la
chambre d’un enfant. J’avais fait la remarque que cet œil de Moscou ou de Big
Brother devait largement ébranler le sentiment d’intimité, remarque qui avait
amusé mon interlocuteur qui m’avait confirmé que c’était bien là son intention…
Tu vis sous le regard de ton père…
Ô
combien ma remarque était juste. Je n’avais pas encore lu son autobiographie « perpétuelle »,
puisque j’y suis venue seulement en 2014 avec les extraits de Pièces à conviction. En la parcourant, j’y ai découvert alors que
lui-même avait entretenu avec son propre père une relation étroite et
passionnelle par la personne interposée de son épouse, oui, son épouse à lui,
Christian Guillet. Ce qui aurait pu n'être qu’une relation de galanterie entre
un beau-père et une belle-fille, Christian Guillet l’a « activée » et
promue au rang de relation symboliquement incestueuse, adultère, par l’irruption
dans la famille de son écriture même, en publiant son œuvre. Non seulement
avait-il sacrifié toute sa vie à l’écriture de sa vie (cherchez l’erreur) – ce
qu’il m’avait confirmé par des propos soulignant le fait qu’il n’allait pas au cinéma, n’avait aucun loisir, n'avait jamais accompagné sa femmes dans ses sorties, ne supportait les vacances que dans la mesure
où on lui prêtait un bureau – mais il avait donné en pâture à sa famille le
reflet de sa propre histoire, déroutant le lit dans lequel elle s’écoulait,
là où l’on aurait aspiré à une bonne thérapie familiale selon mon sens
pratique. Ainsi trouvait-on dans ses écrits non seulement des mises en abyme, mais aussi une
instrumentalisation de son écriture dans la dynamique familiale. Tel un magicien
qui hypnotise son parterre, ma sensation est qu’il avait machiavéliquement précipité
ces deux êtres l’un contre l’autre, au grand dam de sa mère. Etait-ce pour
détourner la jalousie de sa femme ? dont pourtant il se vantait… « Elle
me fait les poches chaque soir ! »… une manière de se débarrasser d’elle ?
En
effet, à la lecture de cette autobiographie, on ne peut s'empêcher de remarquer deux
traits chez le narrateur : une sensualité obsédante et contenue, et une agressivité à
peine voilée qui lui permet de débusquer les ambivalences d’autrui et des
institutions humaines.
C’est
peut-être là qu’il avait rejoint l’adolescente que j’étais, à un âge où moi
aussi je tentais de comprendre le jeu des apparences sociales et ce qui se
tapissait au fond des êtres. J’avais aimé en cours ce professeur profondément
intelligent, à l’esprit acéré, cet homme hors du commun qui nous faisait sortir
de la naïveté de l’enfance. C’est sans doute là que je l'avais rejoint, par ces impertinences qui l’amusaient ou le séduisaient : « Six années
auparavant, j’avais eu en classe de seconde une élève aussi douée que rétive,
et qui me portait dans tout débat la contradiction la moins prévisible :
le prestige de ses sarcasmes en public me retirait l’envie de les châtier ». (Oeuvre complète, Tome III, Edition L'âge d'homme, p. 118)
Je
suis rapidement arrêtée par la « physionomie diabolique » qu’il m’attribue…
mes photos de l'époque témoignent plutôt de l’opposé !
Que
j’aimais son cours, soit ! Le personnage ne laissait personne indifférent.
Que je l’aie affirmé haut et fort, sans doute. Comme le souligne l’auteur :
« les adolescentes sont volontiers sensibles à la prestidigitation
intellectuelle ». Non je ne jouais pas avec mes cheveux en sa faveur. Oui
je gravais… son prénom ? (à l’époque nous n'étions pas punis pour cela)…
Christian… Ai-je même connu son prénom ?… Mais oui, Christian !
mon petit copain de l’époque ! celui qui venait me voir le soir sur sa
mobylette ! Quelle affreuse méprise, quel quiproquo !
« Vingt-cinq
potaches qui ne soupçonnaient rien ! » Et pour cause… Ils
connaissaient mes amours naissantes. Avaient-ils soupçonné son trouble à lui ?
Personne ne l’avait mentionné en tout cas. Et pourtant, je faisais partie de ce
cercle qui se réunissait au café du lycée après la classe. Notre joyeuse bande,
que visitaient parfois certains professeurs (mais pas lui), avait le plaisir d’accueillir
un élève de Terminale qui avait le don d’imitation et qui mettait en scène nos enseignants dans les situations les plus rocambolesques (je vous laisse
imaginer).
Je
lui parlais, oui, de « cette famille si déplorable que la recherche d’un
père allait longtemps gauchir sa (ma) vie affective ». N’aurait-il pas dû
comprendre alors ? Se ressaisir lorsque nous nous reverrions ? Un
professeur ne devrait-il pas mettre à distance son attraction envers un/une
adolescente, un/une jeune adulte (comme la version de moi qu’il allait rencontrer
plus tard) ? N’est-ce pas l’adulte qui doit rester maître de la
relation ?
En tout cas je n’étais pas amoureuse de lui, mais de « mon »
Christian, puis plus tard dans l’année d’un « vieux » certes… un
garçon de Terminale ! Pourtant j’avais remarqué que Guillet choisissait le
moment où je passais la porte pour s’y engouffrer à son tour, me frôlant au
passage, et j’avoue avoir été déconcertée mais flattée par l’attention
masculine de cet homme brillant.
Avais-je
risqué d’être renvoyée ? Probablement puisque le directeur de l’école m’avait
convoquée un jour pour m’annoncer que des deux élèves les plus agités en
classe, il me gardait moi, mes résultats étant bien meilleurs que ceux de mon
camarade. Ainsi n’avais-je pas eu temps d’avoir peur que j’étais rassurée d’être
toujours accueillie. Et je découvre aujourd’hui l’existence d’un conseil de
discipline auquel nous n’avions pas été conviés (et tant mieux). Il m’avait
défendue ? Je n’en ai jamais rien su ni deviné.
Sa mémoire brouillonne m’agace
lorsqu’il annonce mon renvoi différé. Il n’en a jamais été question, je m’étais
inscrite pour partir pour un an d’études aux USA.
Je
tique aux « insinuations sentimentales qui s’adressaient à moi seul,
aussi indéchiffrables pour ses condisciples que si elle avait usé d’un code
clandestin dont nous serions convenus tête à tête ». Par contre me reviennent
en mémoire ses remarques tout à fait explicites… Il m’avait fait asseoir au
premier rang, au bord de l’allée. Et ainsi s’approcha-t-il un jour de moi pour me
caresser soudain d’un doigt la tranche du nez du haut vers le bas… « Votre
mari bouffera brûlé, mais il ne s’ennuiera pas un instant » avait-il
ajouté. J’aurais pu alors le repousser, mais si cette phrase est restée si
longtemps dans ma mémoire, sans doute m’avait-elle touchée et promis quelque « magie » dont je ne comprenais pas tout à fait le sens. Oui mon mari a mangé brûlé !
Et pour le reste, je ne parlerai pas à la place d’autrui, moi.
Lui
ai-je téléphoné ? Oui. J’étais en quête d’un mentor, celui qu'il n'a pas su être. Quelle ne fut pas alors
ma déconfiture lorsque j’ai trouvé devant moi un petit homme transi, traversé
par une émotion manifeste dont la teneur me mit de suite mal à l’aise… Je finis par me laisser troubler.
Pour
le reste, c’est un bric-à-brac de souvenirs que je ne partage pas forcément.
A-t-il voulu rendre l’histoire plus romanesque ? Très certainement. Je ne
fumais pas. Ma fenêtre ne donnait pas sur la rue mais sur la cour. Ma « marraine »
ne payait pas mon loyer puisque l’appartement était à mon père. Vivant à New York,
elle n’aurait pu nous rejoindre pour le thé…
Les « interruptions »
qu’il invoquait comme autant de raisons de n'être pas spontané (le thé, le
courrier que j’allais chercher, sans oublier la menace d’immortaliser le moment par l’écriture – qu'il n'évoque pas dans ses écrits)
soulignent ses hésitations, son malaise, sa façon de ne pas vivre l’instant
présent et de ne pas même vivre la vie dont il prétend témoigner… Que
n’a-t-il pas généré ou fait avorter pour lui-même, pour ses proches ?!
C’est
cet être, devenu vide par sa passion, que je croisai alors, et aujourd'hui c'est l’objet
pris au piège dans les filets de son psychisme. Oui c’était bien « Patricia »
et non moi. Non cette Patricia qui étais moi ne me sied pas. Je
ne m’y retrouvais pas. Je ne m’y retrouve pas encore. Comment aurions-nous jamais pu nous rencontrer lui et moi ?
Christian Guillet a passé sa vie fasciné, à épier son propre psychisme. C’est le sens de l'adoration de l’idole,
celle qui tue la vie en nous, le veau d'or. Chez lui tout devenait mort, artificiel, contenu. J’ai
rarement vu une telle mise à distance de sa propre existence. L’écriture, avec
Christian Guillet, en devient diabolique.
« J’adore
les surprises, j’adore être celui qu’on n’attendait pas, celui qui est en trop
dans la fête et qui à la fois l’anime et la gêne ! » (Pièces à conviction, Ed. L'âge d'homme, p. 51)
Fait-il encore partie de notre fête ?
Je l'ignore. Il a cessé d'écrire sa vie à la mort de son père, peut-être a-t-il commencé à la vivre ?
Brigitte MINEL
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